20 novembre 2004

Arrêt sur Arrêt sur images 

Peut-on suggérer que Daniel Schneidermann n'a pas choisi le bon sujet pour sa dernière chronique hebdomadaire dans Libération?

Certes, le peu d'émoi qu'a suscité en France l'assassinat de Theo van Gogh est en effet assez troublant (encore que, parfois, la non-couverture est préférable à une mauvaise couverture : j'ai entendu, la semaine dernière et de bon matin, des commentaires sur France Info qui m'ont fait littéralement hurlé, tout mal réveillé que j'étais). Et il est bon que le discours condamnant sans réserves la barbarie islamiste ne soit pas l'apanage des seuls hérauts de la droite extrême.

Mais on aurait attendu de Daniel Schneidermann qu'il consacre sa tribune à un événement autrement plus exceptionnel : la violente mise en cause d'un célèbre animateur de la télévision française par une de ses collaboratrices. Et cela au cours de sa propre émission, s'il vous plaît. L'animateur s'appelle bien sûr Schneidermann Daniel, l'émission est Arrêt sur images, et l'épisode de dimanche dernier n'est que le dernier rebondissement d'une affaire diablement intéressante et étrangement sous-médiatisée.

Reprenons le fil des événements :

Samedi 23 octobre
: le journaliste Eric Laurent, auteur d'enquêtes à succès sur l'administration Bush, est invité à Tout le monde en parle pour parler de son dernier ouvrage, La face cachée du 11 septembre. Thierry Ardisson lui laisse un temps de parole conséquent, que Laurent utilise pour dénoncer les incohérences et les zones d'ombres de la thèse officielle sur le 11 septembre.

Dimanche 24 octobre : Phersu revient sur l'émission, en notant que le livre d'Eric Laurent "a l'air de dépasser le quasi-négationnisme de Meyssan, du moins dans quelques implications ou sous-entendus". Il ressort pour l'occasion son utile échelle des "six degrés de paranoïa" concernant le 11 septembre.

Vendredi 23 octobre : Daniel Schneidermann attaque violemment Laurent (pour sa thèse) et Ardisson (pour ne pas l'avoir contredite) dans sa chronique hebdomadaire pour Libération. Je reprends, en l'approuvant, une partie du texte et m'associe à la condamnation de l'anti-américanisme d'une partie de la presse française. En commentaires, Phersu remarque que Schneidermann semble avoir mal interprété une partie de la thèse de Laurent (concernant les manipulations -avérées- des cours des compagnies aériennes américaines avant le 11 septembre).

Mardi 2 novembre : rien.

Dimanche 7 novembre : L'émission Arrêt sur images s'intéresse à la couverture des élections américaines sur les chaînes françaises. Sont invités : l'oubliable Américain à Paris Ted Stanger, le philosophe madeliniste Guy Millière, auteur d'un récent ouvrage annonçant l'élection de Bush, et Eric Laurent. On s'attend à des étincelles, le combat classique entre pro-Bush et anti-Bush pouvant à tout moment tourner au règlement de comptes entre Laurent et Schneidermann.

En fait, les deux tiers de l'enregistrement (encore en ligne sur le site de France 5) se passent raisonnablement bien. Laurent et Millière sont en désaccord sur tout, et se permettent quelques énormités, mais le débat reste plutôt cordial et bon enfant. Seul altercation mémorable : Millière accuse Stanger de s'être trop "francisé" pour pouvoir comprendre la société américaine.

Et puis, insensiblement, l'émission tourne au réquisitoire anti-Eric Laurent. D'abord, avec une critique factuelle du film Le monde selon Bush de William Karel, qui s'inspire des livres précédents de Laurent. Schneidermann et une jeune journaliste d'ASI mettent en cause l'exactitude de deux affirmations choc du film : le favoritisme dont aurait bénéficié le holding américain Carlyle sous l'administration Bush et le traitement de faveur accordé aux membres de la famille Ben Laden résidant aux Etats-Unis dans les jours suivant le 11 septembre 2001. Les critiques de Schneidermann sont assez faibles, mais Laurent est visiblement sur la défensive.

La tension monte encore d'un cran dans la dernière séquence de l'émission : cette fois, c'est La face cachée du 11 septembre qui est sur la sellette. Schneidermann se livre à une attaque objectivement hargneuse, sommant Laurent de révéler ses sources et l'empêchant à plusieurs reprises de s'expliquer.

L'échange tourne principalement autour de l'épisode des disques durs retrouvés dans les ruines du World Trade Center et qui contiendraient la preuve de manipulation sur les cours des compagnies américaines. Comme dans sa chronique pour Libération, Schneidermann accuse Laurent d'écrire que des traders se livraient à des ventes à découvert dans les tours en feu. Il ajoute que l'idée qu'on puisse retrouver des disques durs dans les décombres du WTC est absurde.

Quand il a enfin l'occasion de s'expliquer, Laurent rétorque que Schneidermann interprète son livre de manière erronée : les manipulations ne sont pas le fait de traders coincés dans les tours, les disques durs appartenant à une société de "clearing" qui ne fait qu'enregistrer des transactions qui ont lieu ailleurs (peut-être sur le marché des options de Chicago). Laurent constate également que la découverte de ces disques durs est attestée par une dépêche de Reuters (reproduite ici). Schneidermann met en cause la véracité cette dépêche, affirmant qu'il a pu parler à son auteur (un journaliste allemand). Malheureusement, le débat dévie à ce moment et il ne révèle pas ce que cet entretien lui a appris.

De toute façon, l'objection de Schneidermann sur l'impossibilité de retrouver les disques durs est totalement infondée : une petite recherche sur Internet permet de retrouver ce comuniqué de presse de la société allemande Convar, dont l'une des divisions est spécialisée dans la restauration et le "sauvetage" de données informatiques. Le texte commence ainsi :
Pirmasens, le 12 novembre 2001 - Ce week-end, les premiers supports mémoires d'un groupe américain installé dans un bâtiment voisin du WTC détruit le 11 septembre 2001 viennent d'arriver en Allemagne, pour retraiter les données qu'ils contenaient.

Il s'agit de 18 disques durs au total, provenant du centre de calculs appartenant à une société exploitant des systèmes de paiement électroniques. Les supports mémoires ont été extraits hors des installations de calcul entièrement détruites puis envoyés aux experts allemands de CONVAR pour sauver les données qu'ils contiennent.
Pour faire bonne mesure, le communiqué contient même l'image d'un disque dur endommagé extrait des ruines du bâtiment voisin du WTC.

Dimanche 14 novembre : le forum d'Arrêts sur image a bruissé toute la semaine de critiques de fidèles de l'émission contre les méthodes de Schneidermann. Laurence Lacour, la médiatrice d'Arrêts sur image (pardon, la forumancière, pour rependre le jargon boboïsant de l'émission) intervient à titre exceptionnel en fin d'enregistrement (également disponible sur le site d'ASI) pour se faire l'écho de la vive déception des internautes. Elle cite une intervention extraite du forum qui assimile le réquisitoire de la semaine précédente à une "scène de mise à mort [...] qui laisse un goût très amer".

Daniel Schneidermann, visiblement mal à l'aise, se livre à une défense un peu ambiguë. D'un côté, il dénie tout contentieux personnel avec Eric Laurent, reconnaît que la contre-enquête souffrait d'être uniquement "à charge" et va même jusqu'à lâcher un "oui, je me suis planté". De l'autre, il ne cède apparemment pas un pouce, ni sur la forme, ni sur le fond. Il n'empêche : l'échange devient progressivement plus constructif. Le ton s'apaise. On croit que l'affaire se tasse doucement. Erreur. Laurence Lacour décide de conclure en reprenant la phrase d'une internaute : "rendez-nous Arrêts sur images". Schneidermann explose, accusant froidement sa collaboratrice de se livrer à un facile "effet de télévision". Générique final et épilogue provisoire.

Je m'étonne que cette affaire, qui rebondira peut-être demain avec la diffusion d'un nouveau numéro d'ASI, n'ait pas provoqué plus de remous, en particulier dans la blogosphère. Après tout, ce ne sont pas les ingrédients nécessaires à une bonne polémique qui manquent : des tensions visibles au sein de l'équipe d'Arrêt sur images, une opposition frontale entre une idole de la "vraie gauche" et un animateur assimilé à un social-traître (voir Enfin pris?), des accusations à peine masquées de révisionnisme meyssanique concernant le 11 septembre et un arbitre de l'exactitude factuelle des médias qui se retrouve dans la position de l'arroseur arrosé.

Que faut-il de plus? Que Sarkozy s'en mêle?