17 avril 2006

... mais par un prompt renfort, ils se virent 400 000 en arrivant à Londres 

Visiblement, ma note sur le nombre des Français expatriés n'a pas suffi à dégonfler la baudruche des discours alarmistes sur la question. Cette fois, c'est le très influent Bernard Salanié qui s'y colle, en citant des chiffres qui semblent a priori plus sérieux que ceux colportés par les éditorialistes du Figaro :
Le Guardian vient de publier des estimations de l'Office for National Statistics britannique, selon lesquelles 15 000 francais, surtout jeunes et très qualifiés, s'installeraient au Royaume-Uni (à Londres, pour l'essentiel) chaque année. La population francaise au Royaume-Uni serait de 300 000 à 400 000 personnes, largement au-delà de l'estimation de l'Insee (85 000 en 2002).
De quoi clore le débat? Pas vraiment, en fait. Les chiffres cités par l'article du Guardian proviennent en fait deux sources distinctes : la première confirme les statistiques du ministère des Affaires étrangères déjà détaillées ici. La seconde s'en écarte sensiblement mais elle semble, et c'est une litote, assez peu crédible.

Voyons cela dans le détail.

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L'estimation de 15 000 Français qui s'installent chaque année au Royaume-Uni est fourni par l'Office of National Statistics britannique. Je n'ai pas réussi à trouver la source exacte mais le chiffre semble une extrapolation de la tendance depuis quelques années, telle qu'elle est par exemple donnée par le rapport sur les migrations internationales remis par le Royaume-Uni à l'OCDE en 2005 (pdf).

Claude Bordes a déjà exploité cette source, qui montre une augmentation régulière du nombre de Français travaillant au Royaume-Uni de 1984 à 2003, le rythme s'accélérant sensiblement depuis quelques années. On est cependant très loin des chiffres généralement brandis par les apologètes du blairisme triomphant, aussi bien pour le nombre de Français résidant outre-Manche que pour celui de ceux qui y travaillent (attention : rupture de série en 2004).





A contrario, le chiffre de 300 à 400 000 Français résidant au Royaume-Uni est une estimation du consulat de France à Londres. Le consulat ajoute que 70% de ces expatriés résident dans le Grand Londres. Sur cette dernière population, la moitié travaillerait dans le secteur financier.

Ces chiffres sont-ils crédibles? J'en doute fortement. A suivre le consulat, de 210 à 280 000 Français résideraient dans le Grand Londres et 105 à 140 000 travailleraient dans le secteur financier. Le premier chiffre semble plus que douteux, dans la mesure où une autre source indique que la première communauté étrangère à Londres est la communauté irlandaise, avec 200 000 membres.

Le second est proprement incroyable. Dans un article paru en février 2003, The Economist donnait les éléments chiffrés suivants sur une City alors en plein marasme :
No-one knows quite how many jobs have been lost. Perhaps 30,000-60,000 financial-services jobs have gone in and around the City since the downturn began a couple of years ago. Official figures are late and pretty useless: bond traders do not tend to sign on the dole. Investment banks in particular are secretive about where they are sacking people: they tend to come out with a global number. Still, Experian, a consultancy, reckons that there were about 330,000 in City-type jobs at the peak in 2000, and that around 30,000 have now gone.
A supposer que le nombre d'employés de l'industrie financière londonienne soit revenu au niveau de 2000, il faudrait en conclure que la part de Français dans les effectifs se situerait entre 30 et 40%! Je n'y crois pas une seconde.

La City est certes très attractive financièrement et professionnellement. Un article récent du Sunday Times indiquait même que les salaires dans la finance étaient, pour certains postes, désormais plus élevés à Londres qu'à New York :
TRADERS and salesmen working in London can earn more than their counterparts in New York, according to a survey by Napier Scott, the executive search firm.

The survey, to be published this week, reveals that traders and salesmen in the debt markets can earn almost twice as much as their American peers.

For example, a London-based director working in credit structuring earns an average £90,000 a year plus a £450,000 bonus. His American counterpart earns about £88,000 plus a £240,000 bonus.
Il semble en outre que les sociétés britanniques ont beaucoup moins de scrupules que les entreprises françaises à recruter des diplômés en sciences sociales sur des postes opérationnels : l'étudiant en psychologie ou en histoire médiévale est devenu en France le symbole de l'inadaption du système universitaire aux besoins de l'économie; au Royaume-Uni, il devient trader chez Goldman Sachs à la fin de ses études. Ce qui fait que, Eurostar aidant, le nombre de Français allant tâter de l'option exotique et du bonus sur les bords de la Tamise est indéniablement à la hausse.

Mais de là à croire que la colonisation ait été si rapide et si totale que les expatriés français forment désormais plus du tiers des bataillons cravatés de la City, il y a là un fossé que le bon sens interdit de franchir. Il y a donc lieu d'être plus que sceptique sur les chiffres fournis par le consulat de France.

Cela ne veut certes pas dire que l'expatriation ne puisse pas être un problème en soi (notamment en raison de la quasi-gratuité -pour l'étudiant- de l'enseignement supérieur en France), ni qu'elle ne soit pas révélatrice de problèmes profonds quant à l'état de la société française (comme les difficultés d'insertion sur le marché du travail des minorités et des étudiants en sciences sociales). Mais force est de reconnaître que la prolifération de statistiques douteuses, voire franchement fantaisistes, ne facilite pas l'émergence d'un débat serein sur la question.